Il courait. Il courait à perdre haleine. L'air qui entrait dans ses poumons ressortait en épaisse buée blanche. Ses foulées dans le crépuscule soulevaient une fine couche de boue qui était venue salir la bas de son pantalon tandis qu'il courait jusqu'au manoir des Huntington. Le parfum qu'il avait expressément mis pour l'occasion se mêlait avec un mélange de transpiration et de sueur froide.
Comment avait-il pu oublier. Comment. Béa allait certainement le tuer, ou pis encore. Mais il était tellement pris. À la fois tellement libre et tellement pris. Ce dîner était censé être l'occasion pour eux d'annoncer leurs fiançailles. Béa était déjà assez nerveuse comme ça, et il avait fallu qu'il gâche tout.
Taddeus Lincoln s'arrêta pour souffler. Il avait beau avoir suivi un entraînement militaire, il ne pouvait pas courir éternellement. Dans un smoking, encore moins. Il l'avait acheté la veille, dans une belle boutique, avec une belle étiquette. Il se garda de penser au sourire publicitaire de la vendeuse qui l'avait pris en caisse.
Tadd reprit sa course. Le sol qui se couchait projetait une lumière sans chaleur dans son dos, et ses yeux bleu myosotis n'avaient aucune peine à distinguer le manoir, au loin. La route qui l'y menait était hélas encore longue, mais il se refusait de couper à travers champs. Son costume n'y survivrait pas. Et il était là, à courir sur cette route faire d'herbe et de terre, que seuls deux traits de boue épais venaient ramener à la civilisation. Deux traits que Taddeus essayait d'éviter au mieux pour ne pas salir ses chaussures.
Et toujours la même question dans son esprit : comment avait-Il pu oublier le dîner ? Béa n'allait jamais le lui pardonner. Il fallait dire qu'il n'avait pas vu le temps passer. L'œil dans la lunette de son fusil à longue portée. Accoudé à ce qui avait appartenu au mur d'une maison, au milieu des ruines, visant tout et rien, tirant toujours plus loin, juste pour être encore plus précis qu'il ne l'était déjà.
Quand il atteignit enfin le manoir, le soleil avait disparu depuis quelques minutes déjà. Il essayait d'essuyer la terre sur ses chaussures dans l'herbe, mais le geste n'arrangea hélas pas sa situation. Taddeus passa une main soucieuse dans ses cheveux. Resserra son nœud papillon. Il s'éclaircissait la gorge lorsque les portes du manoir s'ouvrirent, et Béa apparut. Elle le dévisagea des pieds à la tête comme si c'était la première fois qu'elle le voyait, puis descendit les marches du porche pour venir vers lui. Dans sa longue robe vert émeraude, Tadd ne put s'empêcher de penser qu'elle était magnifique, mais la colère qu'il décelait dans les yeux de sa fiancée fit de suite disparaître le petit sourire qui était apparu au coin de sa bouche. La claque qu'elle lui décocha lui fit tourner la tête. Il savait déjà ce qu'elle allait lui dire, et il savait aussi ce qu'il allait répondre. Où étais-tu ? Sur la lande. Avec ta fichue carabine ? Il se garderait de préciser que c'était un fusil et non une carabine et hocherait la tête. Béa, elle, continuerait. Il va falloir faire un choix, Tadd. Ta carabine ou moi. Tu ne pourras pas épouser les deux. C'est mon métier, Béa. Oh, et ça te donne le droit de passer le plus clair de ton temps à tirer sur des cailloux ? Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
La dispute aurait pu aller très loin, cependant, Béa n'ouvrit pas la bouche. Pas un son ne franchit la barrière que formaient ses lèvres. Il dut avouer qu'il en était assez soulagé. Elle lui prit la main, et l'entraîna avec elle à l'intérieur du manoir. Sans doute ne lui adresserait-elle pas la parole de la soirée. Tant pis. Il savait que c'était sa faute. Qu'il était sniper mais que dès qu'il n'était pas en mission, il s'ennuyait. Qu'elle avait beau lui barrer la route avec ses contraintes, Béa ne pourra jamais l'empêcher de faire son métier. Il était né avec vue extraordinaire, et elle l'avait déjà sauvé à maintes reprises. Sa vue était tout, pour lui. Tout.

Taddeus, 23 ans.

Taddeus fut réveillé par l'assaut cruel de la lumière du jour. Il se tourna sur le ventre, le visage enfoncé dans son oreiller.

« Qui est Max, Taddeus ? »

Cette question. Encore cette question. Déjà trois ans, et elle était encore là. Dans son esprit. Tapis. Prête à ressurgir comme un vieille blessure. Et comme toute blessure, elle faisait mal. Très mal.
Trois ans plus tôt, il n'avait pas répondu. Pas tout de suite, néanmoins, car il était obligé de répondre. La pièce était froide, et la chaise sur laquelle il était assis inconfortable. Et ces soi-disants « médecins » l'avaient mis à nu. Dépouillé. Brisé en mille morceaux. Ils avaient commencé par lui prendre son journal, journal qu'il tenait depuis qu'il était entré dans l'armée. La question lui avait alors été une seconde fois posée :

« Qui est Max, Taddeus ? »

Il s'était éclairci la gorge. Surtout, penser que c'était normal. Qu'il était normal. Tout à fait normal. Parfaitement normal.

« C'est... Hum. » Nouveau râclement de gorge. « M-Max est un ami à moi. »
« Et d'où tenez-vous cet ami ? »

Nouveau raclement de gorge. Il se gratta la base du cou, signe de nervosité chez lui. De grande nervosité. Pourquoi lui posaient-ils la question puisqu'ils avaient lu son journal, qu'ils savaient tout ? Taddeus ravala une grimace.

« M... Max a fait l'armée avec moi. C'est mon colocataire depuis cinq ans, il était là. »

Les regards désolés et intrigués des médecins, psychiatres et autres génies de la science s'étaient concentrés sur lui. Certains avaient soupiré. D'autres avaient retiré leurs lunettes pour les nettoyer rapidement. Il les avait observé, tour à tour, ne pouvant prévoir leur prochaine réaction, s'ils allaient le piquer sur-le-champ ou l'enfermer dans un asile pour toujours. Finalement, le même docteur qui l'avait questionné déclara :

« Mon très cher Taddeus. Vous étiez seul, à l'armée. Vous seul avez occupé la chambre 319. »
« Mais Max... »
« Il n'y a jamais eu de Max Eagle. Vous l'avez inventé, Taddeus. C'est dans votre tête. Max Eagle n'existe pas. »

Stupéfaction. Terreur. Colère.
Taddeus se souvenait parfaitement ce qu'il avait ressenti au moment où ce médecin avait, sans lever le petit doigt, réduit à néant tout ce à quoi il avait cru, jusqu'ici.
Tous ces visages autour de lui. Des spectateurs, sans doute venus voir le spectacle.

« C'est ça que je suis, pour vous ? Une bête de foire ? Un spécimen ? » avait-il plus tard crié dans le bureau du responsable de la base militaire, de grosses veines battant son cou et le doigt pointé sur un dossier posé sur un bureau. Son dossier.
Le même docteur s'était contenté de lui répondre :

« Vous êtes malade, Taddeus. »

Il avait éclaté de rire. D'un rire jaune. D'un rire sale. D'un rire qui ne voulait plus croire à rien, et qui parlait au nom de la colère et de la désillusion.
Il avait réprimé une forte envie de foutre le camp en claquant la porte bien fort, car il devait rester et se battre pour récupérer le peu de dignité qu'il lui restait. La dignité d'un malade mental qui refusait de se laisser abaisser à quelque chose qu'il ne pensait pas être. Mais qu'il était bel et bien.

Taddeus, 28 ans.

La cigarette qu'il alluma eut du mal à le satisfaire après cette journée merdique. Ouais, merdique. Il n'y avait vraiment pas d'autre mot. Il se demandait vraiment ce qu'avaient les jeunes Amerloques dans le cul, en ce moment. Pour être descendu en renfort avec la brigade des stup ce matin et avoir arrêté des fumeurs de haschisch pratiquement raides morts, il se le demandait. Trois des six mecs n'avaient même pas vingt-cinq ans. En bref, ils avaient démantelé un réseau de trafiquants qui reliait plusieurs villes entre elles, et il était plutôt content d'y avoir participé. C'était un gros coup, que la bridage des stup préparait depuis des mois en coopération avec les brigades voisines. Et puis, ça l'avait sorti de son bureau, quoi.
La journée aurait été parfaite s'il n'y avait pas eu cette fusillade à Pine Lake, près du centre commercial. Une chance que les tireurs n'avaient pas réussi à quitter l'enceinte du centre. Tadd et ses coéquipiers avaient dû tirer à travers la vitre d'une des boutiques pour intimider les tireurs coincés derrière la caisse. Ils s'étaient rendu au bout d'une demi-heure de siège.
Myrtle Beach était pourtant réputée pour être une ville assez calme, plus touristique que connue pour ses trafics de drogue. Comme quoi chaque diamant avait sa face rayée.
Et puis, après ça, il y avait eu Max. Max avec qui il s'était disputé la veille, mais qui refusait de se brouiller avec lui. Max Eagle, son cher colocataire imaginaire – il en avait conscience, c'était déjà ça. Mais Max n'était pas venu seul. Et Taddeus avait appris à reconnaître ses hallucinations à la longue, car celles-ci n'avaient pas d'ombre. C'était une charmante demoiselle, à peine plus vieille que son pote Max, qui semblait follement amourachée de ce dernier. En les voyant débarquer tous les deux dans son minable petit appartement, il avait éclaté de rire. Ce qu'il pouvait être con.
Après, c'était une bouteille de whisky – pas un de ces bourbon dégueulasse, un whisky écossais, un VRAI – qu'il s'était descendue tranquillement. Quand Max était revenu, la fille avait disparu. Taddeus avait une fois de plus éclaté de rire, mais Max s'était vexé et avait disparu. Une fois de plus, il s'était retrouvé tout seul.
Tadd tira sur sa cigarette, accoudé au garde-corps, penché légèrement en avant. De son appartement, il voyait la mer. C'était déjà ça. Sa pension d'ancien soldat lui avait permis de s'acheter quelque chose de convenable. C'était un appartement des plus simple, mais Tadd le trouvait minable. Ou du moins, il trouvait minable ce qu'il en avait fait, ce qui pouvait différer. Des piles de magazines de télévision trônaient de chaque côté de sa table basse, dans le petit salon, et du côté de sa chaîne radio, des piles de CDs. Il aimait bien les piles, en fait, Tadd. Et il avait aussi la fâcheuse habitude d'emmagasiner tout et rien chez lui. Il se qualifiait lui-même d'accumulateur compulsif, même s'il était quand même loin de certains cas comme on pouvait en voir à la télé. Il faisait la vaisselle, le ménage, mais ranger ses affaires, ça c'était une autre histoire. Il gardait tout et n'importe quoi. Des boîtes de bonbons pour la gorge, des gobelets de Starbucks, quelques bouteilles qu'il avait certainement trouvé jolie. Des conneries. Il avait un sac entier rempli de bouteilles plastiques qui n'attendait qu'à être amené dans la poubelle bleue.
Alors qu'il se perdait dans ses pensées, Max vint se caler lui aussi sur le garde-corps, à côté de lui. Il lui jeta un regard courroucé. Les effets du whisky commençaient à se dissiper.

Taddeus, 34 ans.